PASSION DES VINS

Concordia, industria integritas

Concordia, industria integritas

Comment devient-on un aristocrate de la particule ? Par le sang, par la naissance, par le droit. Par les services rendus : c’est le cas des Rothschild anoblis au début du XIXème siècle pour de multiples coups de main, aides et cautions financières apportées aux têtes couronnées, empereurs et autres chefs d’état en mal d’écus. On aurait tort de croire que les Rothschild d’aujourd’hui, descendants des cinq frères de Francfort, n’ont axé leur expansion que sur le monde des affaires, des investissements lucratifs et des coups de bourse, gendre OPA ou prises de participations amicales. Les  Rothschild de la fin du XXème siècle, le baron Guy, le baron Elie, le baron Edmond, la baronne Philippine conjuguent de nombreuses activités qui n’ont rien à voir avec l’univers de la finance. Par exemple, tout ce qu’ils font dans le domaine des œuvres caritatives, des hôpitaux, la recherche médicale, sans parler de l’aide constante à Israël. Pour les Rothschild, la pire attitude c’est l’immobilisme. La jouissance émolliente des revenus de la famille. Il s’agit de travailler, d’investir, de se remuer – d’être digne des ancêtres, des Rothschild qui ont créé les chemins de fer en France et les plus beaux domaines viticoles de Gironde. La devise de la famille est d’une clarté absolue : concordia, industria, intégritas. Trois principes de stricte morale.

     C’est pourquoi les Rothschild d’aujourd’hui ne se sont jamais mêlés à des attaques virulentes contre d’autres groupes industriels ou financiers, et qu’au-devant de la scène boursière, par exemple, on ne les voit pas ferrailler au premier rang comme d’autres potentats de la finance internationale. Les Rothschild ne sont pas des raiders. S’ils sont barons, et fiers de l’être, ils n’ont jamais négligé le respect de l’autre, une vraie hauteur de vue – et la concorde entre les partenaires qui sont dans leur mouvance.

     Voyez les implications rothschildiennes dans les grands Bordeaux. Les Rothschild de Lafite pilotés par le baron Éric, grand jeune homme de 50 ans, ont acquis deux beaux domaines, Rieussec à Sauternes et l’Evangile à Pomerol ; dans les deux cas, ils ont maintenu les anciens propriétaires aux postes de pilotage, en « joint-venture » avec eux. Tout le contraire de la politique de la terre brûlée. Le partenariat et la maintenance, ce qui n’empêche pas la créativité. L’audace, les idées, la tradition en marche comme dit le baron Edmond, le banquier du faubourg Saint-Honoré et de Genève, le plus viticulteur de la famille, celui qui sent en lui les bruits de la nature. Et sa splendeur.

     En 1973, le baron Edmond se rend acquéreur d’une soixantaine d’hectares non plantés à Listrac, sur un cru abandonné, le château Clarke. Nulle trace de vin à déguster sur ce terroir en friches, recouvert de marécages où la vigne n’est plus qu’un souvenir. Un fantôme : un seul hectare donne un petit vin local destiné à la coopérative. Le baron banquier s’entiche de cette propriété en lambeaux où le château n’existe plus : il a été vendu pierre par pierre par l’ancien propriétaire. Le baron entreprend de replanter Clarke de cabernets et de merlots selon la tradition des vins de Listrac, Bordeaux charnus, corpulents qui doivent s’affiner avec l’âge. Le baron Edmond veut faire u, vin moderne issu d’un terroir classique. Quelques années plus tard, il achète les deux domaines limitrophes, Peyre Lebade et Malmaison. En tout 125 hectares en production et, depuis 1988, les trois domaines produisent du vin. Trois étiquettes dont la plus ancienne est le Clarke, le 90 est particulièrement réussi, d’un grand charme à cause des merlots. Voilà bien une attitude hors du commun et qui n’est pas sans panache, celui de Cyrano par exemple. Quel investisseur prendrait des risques pour remembrer, rénover, reconcevoir un cru en pleine déconfiture ? Un cru sans mémoire de vin de la propriété ? Un cru expérimental qu’il va falloir comprendre - il y a 110 parcelles à Clarke -, ce qui est considérable, et l’ingénieur Boniface, responsable du vin, les a toutes intégrées dans le cerveau de l’ordinateur. Il s’agit de savoir ce que le cru va livrer, comment cette immense étendue de ceps recroquevillés va se comporter en rangs serrés, et à l’heure fatidique de la vendange ce que sera le vin de Clarke Rothschild, une innovation en Médoc ?

     Qui invente des vins dans l’appellation Listrac-Moulis sur la rive gauche ? Qui imagine, tel un poète de la treille, ce que la nature conjuguée aux efforts des hommes donnera à la fin septembre, au moment tant attendu de la cueillette ? C’est l’interrogation suprême. Et cette inconnue, c’est le but premier du baron vigneron sur ce terroir plat et silencieux où il vient tous les week-ends dès que le soleil éclaire l’horizon des pieds de vigne. Car le baron, comme son cousin Philippe, a renoué avec la tradition bordelaise de la vie de château, de la convivialité de l’accueil et de l’amitié partagée avec les aiguières de Lafite et de Clarke. N’importe quel opérateur passionné aurait choisi de reprendre Pichon Baron, Lagrange, Mission Haut Brion, Beychevelle, ou tout autre St Emilion ou Pomerol, alors sur le marché. Quel confort de suivre la trace des précédents propriétaires, quelle sécurité, l’avenir tout tracé. « Je n’ai pas voulu mettre mes pieds dans les pantoufles d’un autre, dit le baron en souriant, un verre de rosé de Clarke à la main, son apéritif préféré. Cela ne m’intéressait pas de prendre la suite d’un autre. Je voulais créer un Médoc de toutes pièces, suivre la vie du vin, de la plante au verre en passant par tous les stades de la vinification. Et puis Clarke est un cru d’avenir. Nous n’avons qu’une dizaine de millésimes et le vin s’améliore d’année en année. C’est là toute ma satisfaction. Une sorte de récompense pour les efforts accomplis par toute « l’équipe de Clarke ».

       En confidence, le baron m’indique qu’à Clarke il a réinvesti tous les dividendes de Lafite. L’argent acquis par le vin retourne au vin. Cela s’appelle la noblesse du cœur.