Yves Bénard, la noblesse du cœur
D’après les archives Moët et Chandon, un Moët probablement d’origine hollandaise aurait été le conseiller de la ville de Reims – un capitoul, dirait-on à Toulouse – lors du sacre de Charles VII en 1429. C’est pourquoi la famille a été anoblie en 1466, quelques décennies avant la naissance à Cumières en 1683 de Claude Moët, le fondateur de la dynastie qui allait se perpétuer jusqu’à nos jours à travers deux familles originelles, les De Vogué et les Chandon de Briailles.
Eh oui, le géant Moët aux 30 millions de bouteilles demeure par-delà les chiffres éloquents, la puissance, l’hégémonie mondiale, une affaire de famille. Un conglomérat, mieux un club de marques de renom conduit par les descendants des créateurs, Alain de Vogué et Fred Chandon, qui sont tous les jours dans les bureaux de Paris ou d’Epernay aux côtés du très actif Yves Bénard, PDG en titre du groupe Champagne de Moët, le personnage le plus charismatique de la Champagne moderne. Tout au long de sa trajectoire historique, Moët aura eu trois phares, Jean-Rémy Moët, Robert-Jean de Vogué et Yves Bénard.
Arrêtons-nous un instant sur le roturier Bénard, beau garçon de quarante printemps, élégant sans dandysme, cultivé sans arrogance, diplomate sans complaisance et patron de groupe sans autoritarisme. Ingénieur agronome, Bénard fils d’un vigneron de Boursault, maire de ce village ancestral de la côte des blancs, pilote le monstre Moët agrandi depuis peu par l’absorption de Pommery et des vignes Lanson-Pommery, 500 hectares. Il est tout à fait étonnant qu’Alain de Vogué et Fred Chandon, les titulaires par le sang du patrimoine économique, culturel, agricole de Moët – 250 ans en 1993 – aient cru bon de confier les rênes du pouvoir à un personnage extérieur, à une pièce rapportée sans lien consubstantiel avec l’histoire de Moët.
Quoi, s’en remettre à un tiers ? Offrir le poste de leader à un inconnu, même très compétent, même né dans le vignoble roi des côteaux, cela relevait du défi. De la provocation. Les choses ne sont pas aussi tranchées qu’il y paraît. Certes Yves Bénard est le PDG incontesté du groupe Moët, et il l’est devenu après bien des épreuves. Alain de Vogué et Fred Chandon ont eu aussi le titre de Président, le premier de Moët Distribution, le second du Conseil de Surveillance. Cela n’est pas rien ! Et l’on peut affirmer très clairement que la symbiose est totale entre le PDG et les deux successeurs des fondateurs. En allant plus loin, on peut soutenir sans risques que le pétillant de Vogué et l’avisé Chandon ont trouvé en Bénard un pur-sang des affaires, un numéro 1, un leader de l’étoffe du septuagénaire Antoine Riboud.
Pour qu’Yves Bénard le néophyte, le sans grade, l’enfant de troupe en impose aux deux maréchaux champenois, il fallait qu’il déploie de singuliers talents. De manager, de créateur, de fédérateur : la Champagne des grandes marques est un club très fermé. Formé dans le sérail par Bertrand Mure, alors PDG de Moët, dont il fut le secrétaire général, Yves Bénard a su prendre la mesure du géant Moët en n’imposant jamais la loi du plus fort mais en se faisant adopter par l’ensemble des personnels – plus de mille personnes à Epernay. En comprenant les revendications des syndiqués, en se souciant autant des problèmes des remueurs (une profession menacée par la gyropalette ?) que des cadres de la vente, de la distribution et de la production. Charisme de l’homme, une qualité extrêmement rare chez les patrons d’aujourd’hui qui ont des comptes à rendre aux actionnaires. Une qualité de base que l’on décèle d’un coup d’œil quand le patron doit s’adresser aux personnels réunis dans le grand hall, et Dieu sait que Bénard ne néglige en rien les face-à-face, les prises de parole et qu’il favorise les contacts, les entretiens, la communication interne. Bénard sait que l‘efficacité des hommes dépend aussi de leur bonheur dans la société qui les emploie. « Certes je travaille pour le groupe Moët et Chandon, pour l’expansion de nos marques, pour leur notoriété, avouait l’autre jour Anne-Marie Boelle, directrice des Relations publiques, mais je travaille d’abord pour mon président Yves Bénard. C’est lui qui me motive ».
Le mot est significatif. Et il n’est pas le fait de la seule Anne-Marie Boelle. Si nous demandions à Dominique Foulon l’œnologue, à Jean Berchon directeur adjoint des Relations publiques, à Philippe des Roys du Roure, chargé de presse, à Jacqueline Valois, secrétaire d’Yves Bénard, à M. Médard le remarquable archiviste, nous aurions la même impression tout à fait révélatrice de l’aura Bénard sur ses troupes.
Dans quelle grande maison de Reims, d’Epernay, de Tours-sur-Marne, d’Aÿ, de Rilly, de Vertus, le personnel est-il dynamisé par le rayonnement, le punch, l’action quotidienne du PDG ? Chez Laurent-Perrier, grâce à Bernard de Nonancourt, autre figure de proue de la Champagne, assurément.
Yves Bénard n’est pas né une cuillère d’argent dans la bouche. Il a dû forger son destin. De sang bleu, le gaillard n’en a point. Des fleurs de lys à son revers de veston, non plus. Des diplômes, oui. Ainsi qu’une connaissance approfondie des gens de la Champagne, vignerons, négociants, courtiers. Ainsi qu’une vraie compétence, une influence, un poids sur les personnels. Une lumière irradiante, don de la nature peu répandu chez les humains stressés de la fin du XXème siècle. Et, pour tout dire, une noblesse du cœur, signe d’un authentique sens aristocratique de la vie.