PASSION DES VINS

Ruinart, le respect dû au doyen

Ruinart, le respect dû au doyen

   De Nicolas Ruinart à Bertrand Mure et Roland de Calonne, directeur actuel, sans oublier Yves Bénard, le patron de Moët, le champagne Ruinart a droit aux égards des champagnophiles les plus passionnés. Et peut-être au respect dû à la doyenne des maisons de champagne, le livre de compte de Ruinart porte la mention du 1er septembre 1729 « au nom de Dieu et de la Vierge soit commencé le présent livre », conservé dans les coffres de la rue des Crayères à Reims.

     En champagne, côté négoce, tout commence avec Ruinart. Toute grande appellation repose sur une histoire continue jalonnée par des dates capitales. Les grands Bordeaux affichent 1525, date du mariage de Jean de Pontac, secrétaire du Roi avec Jeanne de Bellon qui scelle la naissance du domaine Haut Brion, fief des époux, à une demie lieue de Bordeaux. Ruinart, par cette référence au livre de comptes, fonde l’historicité du vin qui va mousser, de même que la naissance et la mort de Dom Pérignon inscrivent le génial cellérier de Hautvillers dans la généalogie des princes des coteaux sans qui le breuvage faivelet des vignes de la Marne serait resté le pâle rival du vin de Beaune (rouge) alors tout puissant.

     Généalogie, filiation, bonne parole transmise : Dom Pérignon, le prieur abbé au nez et palais inégalés à l’époque a-t-il confié les quelques secrets du vin nouveau issu des raisins de sa région à son confrère Dom Ruinart, bénédictin d’un monastère voisin ?  Le message du vin pétillant, de l’assemblage des vins d’origines multiples, de goûts différents, a-t-il franchi les grilles de l’abbaye de Hautvillers, berceau du champagne ?  Et si cela s’est produit, Dom Ruinart en a-t-il fait profiter son neveu Nicolas Ruinart (1697-1769), négociant en draps devenu dès 1764 négociant en vins de champagne ? Comme l’écrit justement l’historien Michel Dovaz « sur ce point, nous en sommes réduits à des conjectures ». En revanche, c’est une certitude, tous les Ruinart, ou presque, ont été anoblis, un cas unique dans les annales champenoises. Claude Ruinart, fils de Nicolas, écuyer, conseiller du Roi a reçu de Louis XVI le titre de Seigneur de Brimont dont le château est toujours le fief de la famille actionnaire majoritaire de Ruinart. Son fils est alors le fournisseur de la cour puis du Consulat de l’Empire. Talleyrand, propriétaire de Haut Brion (les extrêmes s’assemblent) fait servir du Ruinart à sa table. Napoléon est son hôte dans le château familial de Sillery et le plus étonnant est qu’en 1825, Irénée Ruinart, député de la Marne, maire de Reims, reçoit Charles X lors de son sacre à Reims, le dernier de l’Histoire de France. Cela lui vaudra le titre de vicomte.

     Dans l’échiquier des grands vins de France, il est peu d’exemples de ce type où les puissants du moment aient tenu à récompenser les pères fondateurs d’une marque prestigieuse de Reims. C’est dire la constance dans la qualité de ce champagne qui s’arrondit dans les caves gallo-romaines, classées monuments historiques.

     Pour nombre de champagnophiles, les cuvées Ruinart, à commencer par le Dom Ruinart issu du blanc de blancs (100%), rivalisent avec les plus prestigieuses, les plus renommées, Dom Pérignon, Cristal, Comtes de Champagne, Blason de France, Grand Siècle, la Grande Dame, William Deutz, Bollinger RD, sans parler de Krug qui n’a pas de cuvées de prestige.

     Il y a un style Dom Ruinart et c’est cela qui a créé la noblesse du vin, une rigueur, un respect des méthodes, le vieillissement des vins, la sélection des crus, qui ont fait de la première maison de commerce champenoise une référence culturelle. Y a-t-il un lien effectif ente les origines aristocratiques des initiateurs de la marque et la « beauté » du vin à la collerette ? Pourquoi ne pas le penser ? Les dieux se sont penchés sur le champagne du drapier et du bénédictin. En 1963, la maison rémoise voit son destin bouleversé : elle est absorbée par le géant d’Epernay, Moët et Chandon. Avec Mercier, le champagne de bataille de la France des années 50-60, Ruinart devient l’un des trois jokers du futur mastodonte d’Epernay.

     Descendant de Nicolas Ruinart par sa mère, Bertrand Mure, champenois bon teint, conseiller très écouté des chefs de maisons rémoises ou sparnaciennes, va conjuguer les fonctions de patron de Ruinart et de PDG du groupe Champagne de Moët. Très strict sur les objectifs de sa maison, Bertrand Mure a développé sans brusquerie la progression de Ruinart (2 millions de cols en 1990). Mais Ruinart ne cesse de gagner en qualité. La quantité reste au second rang des objectifs maison. Pour rester dans le corpus des images nobles – la race de Ruinart – ce n’est pas un champagne qui vise à être populaire et à conquérir les faveurs des petits bourgeois surtout préoccupés par le prix de revient !

     Ruinart, de l’avis de Roland de Calonne, doit rester un champagne haut de gamme pour jouisseurs de la mousse. Rien d’autre. On ne saurait déroger : le passé est là pour montrer la voie.