BORDELAIS, SUR LA ROUTE DES GRAVES
Les historiens ne se demandent plus où le vignoble bordelais a pris naissance… c'est dans la banlieue prévôtale immédiate de Burdigala, dans les Graves de Bordeaux. Les domaines viticoles se sont multipliés et cette banlieue a reçu des limites nouvelles qui la portent jusqu'à La Jalle de Blanquefort, Mérignac, Pessac et, loin du sud-ouest, jusqu'aux abords de Martillac et de Labrède, après annexion de Léognan.
Faut-il évoquer les vicissitudes de ce vignoble depuis 2000 ans, sa grandeur et ses misères ? Retenons que la qualité des vins de Bordeaux est née sur ces terroirs. Pour la consacrer une nouvelle fois après les 15 crus classés dans les Graves en 1953 et 1959, venant après Haut-Brion qui avait accédé en 1855 au titre prestigieux de 1er Grand Cru, c'est la création de la nouvelle AOC Pessac- Léognan (septembre 87) qui intéresse 10 communes girondines autour de Pessac et de Léognan et 55 Châteaux et Domaines.
Le professeur Pascal Ribereau-Gayon se plaît à rappeler le rôle joué par Haut- Brion, bien avant le XIXème siècle, dans l'émergence de la notion de cru telle qu'on la conçoit toujours aujourd'hui. Un même esprit anime les propriétaires de crus de la nouvelle appellation Pessac-Léognan. La sous-région de Pessac-Léognan, incluse dans les Graves, méritait par sa spécificité d'être érigée en Appellation Contrôlée. André Lurton, Président du Syndicat Viticole de Pessac- Léognan, justifie cette accession à l’AOC spécifique : « Des châteaux de notoriété mondiale s'y trouvent implantés et, pour n'en citer que quelques-uns : Haut-Brion, Mission Haut-Brion, Carbonnieux, Smith-Haut-Lafitte, Chevalier, Pape-Clément, La Louvière… Malheureusement la région a été victime de son extraordinaire succès commercial car, dès la fin du XIXème siècle, la ville de Bordeaux s'étend en direction de ce superbe vignoble. En un siècle la ville va engloutir 350 châteaux et 5.000 hectares de vignes qui constituaient le cœur des Graves, avec Pessac et Léognan comme pôles principaux. Aujourd'hui, ce vignoble couvre 850 hectares après être tombé à 550 en 1970. La prédominance historique du Nord s'explique aussi par le fait que le consommateur est finalement seul juge du produit. Or, l'accueil qu'il fait chaque jour dans le monde entier aux vins produits par les domaines viticoles situés dans la région de Pessac-Léognan, suffit à prouver leur exceptionnelle qualité. Ce consommateur n'hésite pas à payer ce vin en moyenne trois fois plus cher que celui du Sud ».
Le professeur Pascal Ribereau-Gayon, Directeur de l'Institut d’Œnologie de l'Université de Bordeaux II, insiste sur la nécessité de résister à l'urbanisation : « Il existait 287 exploitations viticoles dans cette région en 1908 ; ce chiffre est tombé à 122 en 1949 et 49 en 1981. Le domaine universitaire, sur lequel est installé l'Institut d’Œnologie, a lui-même été prélevé sur le vignoble. Il faut trouver un équilibre entre les nécessités d'extension d'une grande métropole régionale comme Bordeaux et le respect de terroirs viticoles d'exception qui devraient être classés au même titre que les monuments historiques ».
Il nous précise encore : « les zones adaptées à la production des vins blancs et des vins rouges sont fixées depuis longtemps et n'évoluent pas en fonction des considérations de marché. Tout particulièrement, la bonne situation économique récente a permis une amélioration considérable de la production sanitaire du vignoble (protection contre la pourriture), des moyens de vinification (contrôles thermiques) et l'utilisation de plus en plus fréquente de l'élevage en fûts de chêne neufs, même pour les vins blancs. On peut affirmer que cette région n'a jamais produit des vins d'une qualité aussi parfaite et que l'amélioration qualitative s'est faite en respectant l'originalité et la typicité des terroirs ».
LES HAUTES GRAVES
Les historiens du vignoble s'accordent pour reconnaître que la grande chance du vignoble bordelais a été d'avoir su exploiter un sol très particulier : les Graves. Jusqu'à la fin de la première moitié du XVIIème siècle, le buveur de bordeaux, de claret comme on l'appelait en Angleterre, ne se préoccupait guère de connaître l'origine de son vin.
A Bordeaux même, on distinguait trois types de terroirs, sorte d'appellations de l'époque : les côtes, les graves et les palus. Ce buveur demandait au vin d'être « bon, pur, nouveau et marchand ». L'idéal d'alors ne dépassait pas la notion de vin de primeur.
Tout a changé lorsque le vieillissement des vins est devenu possible, c'est-à- dire au moment où les verreries anglaises vont répandre les bouteilles et que le bouchage au liège se généralise.
Un sol apparaît nettement plus doué que les autres pour produire des vins capables de vieillir : c'est le sol de graves. Les graves les plus proches de la ville sont celles des Graves de Bordeaux, celles de la « banlieue privilégiée ». Ce terroir est le prolongement naturel du vignoble qui entourait les murailles de la cité du Moyen Âge. Pour des raisons historiques et administratives, il n'a pas subi les destructions de la fin de la guerre de Cent ans. Il a connu son premier âge d'or au XIVème siècle grâce à la demande anglaise.
Landes et forêts sont défrichées pour planter de la vigne. Les domaines laïcs ou ecclésiastiques, bourgeois où aristocratiques, se sont constitués, qui furent l'objet de soins incessants. On a pu dire qu'il s'agissait là d'un des vignobles les mieux tenus de l'époque. Dès que l'occasion se présente, les Hautes-Graves sont prêtes à produire le premier vin moderne : celui que les Londoniens appelleront « new french claret ». L'expression apparaît en 1703.
Les « Hautes-Graves » ou « Graves de Bordeaux » constituent un remarquable terroir vinicole. Le géologue et historien Philippe Roudié indique : « le meilleur secteur de cette nappe de graves pyrénéennes se situe à Léognan Martillac. Tandis qu'à Labrède, sur le ruisseau de Saucats, l’entaille de la vallée se fait dans les « faluns » du tertiaire, et que la nappe de graves de couverture est très mince, à Léognan la vallée de l'Eau-Blanche est ouverte dans toute l'épaisseur d'un épandage pyrénéen qui n'a pas moins de 20 à 30 mètres de hauteur. Comme les Graves ont coulé jusqu'au bas des versants, il y a là de très bons sites de vignobles. C'est ce qui fait la supériorité de Léognan sur Labrède. Cela se traduit dans le décompte des dix premiers crus ».
Géologiquement, les terrains des Hautes-Graves sont de même qualité que les sols les plus doués du Haut-Médoc, car ils sont les mêmes.
LES APPELLATIONS : « GRAVES », « GRAVES SUPERIEURES », « CRUS CLASSES DE GRAVES »
L'originalité de la production viticole de Graves a été reconnue dès mars 1937 lorsque l'INAO créa l'Appellation d'Origine Contrôlée Graves, complétée par celle des « Graves Supérieures » pour les vins blancs liquoreux en août 1939. Mais les Graves, hormis Château Haut-Brion, n'avaient pas, comme le Médoc, de classement pour leurs principaux crus.
En 1953, cette lacune fut comblée conjointement par l'INAO et le Ministère de l'Agriculture, permettant d'établir ainsi un classement qui, d'ailleurs, n'a fait qu’officialiser une sélection établie depuis longtemps par la tradition et les coutumes. Douze châteaux ont été ainsi promus « Crus Classés de Graves ». Revu en 1959, ce classement a permis la promotion de 3 nouveaux châteaux, portant leur total à 15.
SUR LA ROUTE DES GRAVES
Ilot de verdure dans l'agglomération bordelaise, le château Haut-Brion appartint en 1801 à Charles-Maurice Talleyrand, Ministre des Relations Extérieures. Son voisin, le Château La Mission Haut-Brion fut créé par la congrégation des Prêcheurs de la Mission, et possède une fabuleuse collection de bénitiers. Le Château Pape-Clément, lui, fut créé en 1300 par Bertrand de Goth, archevêque de Bordeaux, élu pape en 1306.
A Villenave-d'Ornon, c'est le Château Couhins qui abrite l'Institut National de la Recherche Agronomique. Toujours aux portes de Bordeaux, à Gradignan, on notera les vestiges du prieuré de Gayac. Sur la route de Toulouse voici Cadaujac, son église romane, son château de la fin du XVIIIème siècle, les parties médiévales du Château Bouscaud.
Plus à l'intérieur des terres, Léognan, avec sa petite église romane restaurée auprès de laquelle coule la rivière l'Eau Blanche, est au cœur de la région des Grands Crus classés de Graves. On y trouve le château Carbonnieux, construit vers 1380, et qui appartint dès 1424 aux Hospices de Bordeaux et aux Bénédictins de Sainte-Croix qui envoyèrent leur vin conquérir le monde. Un sultan de Turquie fut leur client mais, pour sauver les apparences, le vin fut appelé « Eau minérale de Carbonnieux » …
Il y a d'autres vignobles également très anciens : celui de Malartic-Lagravière, ayant appartenu au Sieurs de Malartic, le Château Olivier qui, au XIème siècle, était un simple rendez-vous de chasse du Prince Noir, le Château Latour- Martillac, qui aurait compté au XIIème siècle parmi les défenses extérieures du château de Labrède, et aussi le remarquable Domaine de Chevalier.
D’INCONTESTABLES ELEMENTS DE SPECIFICITE
Tout le monde s'accorde à reconnaître - et le consommateur ratifie ces appréciations - que la région des Graves de Pessac-Léognan présente d'incontestables éléments de spécificité, qu'il s'agisse de sa situation géographique très particulière, de son importance économique, de la qualité exceptionnelle de sa production, de la notoriété mondiale acquise par les crus classés qui s'y trouvent implantés, de sa volonté de personnaliser son image aux yeux du public.
Le professeur Pascal Ribereau-Gayon s'étonne de ce que les vins produits au nord des Graves, qui jouissent depuis longtemps d'une plus grande notoriété, n'aient pas bénéficiés d'une appellation communale comme dans le Médoc. Pourtant, dès le début du siècle, les viticulteurs s'étaient déjà groupés en syndicat. Peut-être, tout simplement, les responsables syndicaux n’ont-ils pas ressenti au bon moment l'importance que jouerait, dans l'avenir, cette notion d'appellation, sous l'égide de l'Institut national des Appellations d'Origine des Vins et Eaux-de-Vie.
DIVERSITE DES SOUS-SOLS
Mais cette région de Graves ne présente pas la même homogénéité dans la nature de ses terroirs que celle du Médoc. Bien sûr, le nom même traduit bien l'importance du type de sol en y faisant une référence explicite, exceptionnelle, parmi toutes les autres appellations françaises. Cette diversité ne s'explique pas par la nature du sol en surface, qui possède généralement le même aspect de croupes graveleuses qu'en Médoc, mais par la variabilité des sous-sols exploités par les racines. D'une part, la couche de graves proprement dite est plus ou moins importante : dans certains cas, le calcaire est proche de la surface et se trouve même à l'affleurement en quelques points de certains crus. D'autre part, la proportion d'argile en profondeur est beaucoup plus variable. La croissance de la vigne et la maturation du raisin, donc les caractères du vin, sont fortement influencés par ces couches profondes. La prédominance historique du Nord s'explique aussi par son originalité géographique et pédologique. Les travaux récents des professeurs Barrère et Roudié de l'Université de Bordeaux, ainsi que des géologues Dubreuilh, Becheler et Vivière, - ces 2 derniers étant les auteurs d'une remarquable carte lithographique des Graves, - tendent à prouver qu'il existe une nette différence géomorphologique entre le Nord et le Sud et une dissection du relief beaucoup plus prononcée dans le premier de ces 2 secteurs.
… ET LA DIVERSITE DES VINS
La diversité des sols explique la diversité des vins. Certains terroirs sont mieux adaptés à la culture des vignes blanches, d'autres à celles des vignes rouges. Pessac, Léognan et les communes environnantes des crus voisins, produisent des vins rouges de haute qualité mais ayant des typicités spécifiques, liées à leurs structures et leurs caractères aromatiques différents. Les Graves les plus pures donnent des vins souples, d'une grande finesse de bouquet. La présence d'argile maintient une certaine humidité dans le sol, entraînant un retard de maturité des raisins ; les vins rouges sont un peu plus acides, avec une structure tannique et une intensité colorante plus importantes. Les vins blancs sont produits de préférence sur des parcelles argileuses ; grâce à leur réserve en eau, elles donnent aux raisins une certaine acidité, nécessaire à la fraîcheur du vin. La diversité du sous-sol, avec une aptitude plus ou moins grande à maintenir l'humidité, explique que certains crus résistent bien à la sécheresse et soient sensibles à la pourriture en années pluvieuses, alors que d'autres donnent leurs meilleurs résultats précisément les petites années pluvieuses.
LA MARQUE DU TERROIR
Sans doute, dans les Graves, rencontre-t-on les cépages classiques du Bordelais. Le Sauvignon et la Muscadelle donnent la finesse pour les blancs, le Sémillon procurant la richesse et la complexité après quelques années de vieillissement. En rouge, précise encore le professeur Pascal Ribereau-Gayon, la base de l'encépagement est le Cabernet-Sauvignon qui procure la charpente tannique. Il est assoupli par le Merlot qui autorise aussi une évolution moins lente. Eventuellement, un faible pourcentage de Cabernet-Franc allège et affine le vin. Mais, dans les Graves peut-être plus qu'ailleurs, le terroir imprime sa marque aux vins. Ces derniers se distinguent par leur sève, leur bouquet fin et puissant dans lequel ressortent souvent des notes délicatement fumées.
N’OUBLIONS PAS LE SUD
La consécration en appellation communale Pessac-Léognan des Graves produits dans le Nord ne saurait faire oublier les Graves du Sud et, si la vigne n'y est pas une monoculture aussi bien implantée que dans le Nord, les types de vins rouges, blancs secs, blancs moelleux, ont évolué en fonction des conditions économiques et les différents terroirs n'ont pas toujours trouvé leur vocation viticole dominante.
Le professeur Ribereau-Gayon insiste sur les riches potentialités agro- pédologiques et viticoles insuffisamment exploitées et qui n'ont pas eu, pour des raisons historiques, l'occasion de s'exprimer pleinement. Il n'hésite pas à affirmer que cette zone aurait probablement les meilleures possibilités d'extension éventuelle de vignoble bordelais de grands crus et d'ajouter : pourquoi pas un jour les Graves de Portets ou les Graves de Podensac ?
Il faut en effet reconnaître que si le poids économique des Graves du Nord, et notamment de la nouvelle appellation Pessac-Léognan, est important, il n'écarte pas celui des graves du Sud.
D'une part, la production moyenne de l'aire Pessac-Léognan représente environ 25? la production totale des Graves ; d'autre part 92?s viticulteurs sont situés dans le Sud et 8?ns le Nord.
La spécificité qui vient d'être reconnue au Nord n'empêchera pas le Sud de continuer à vivre et même à prospérer, grâce au prestige de l’AOC Graves, même si la notoriété des Châteaux installés dans la région du Nord explique que le vin rouge y est commercialisé à un prix trois fois supérieur à celui du Sud. Idem pour le vin blanc.
Autre performance commerciale : 75?s vins produits par le Nord sont exportés et, d'une façon générale, la quasi-totalité du vin produit précisément dans le Nord est vendue sous le nom de crus « mis en bouteilles au Château ».
BORDEAUX ROSES ET BORDEAUX CLAIRETS : DES VINS JEUNES ET FRIANDS
Le Bordelais ne cesse d'étonner par la diversité de ses vins ; n'y a-t-il pas aussi les Bordeaux Rosés et des Bordeaux Clairets (quelques 21.000 hectolitres et 2,7 millions de bouteilles) Sans doute s'agit-il de petites quantités par rapport à la très importante production de Bordeaux blancs et Bordeaux rouges qui ont fait la réputation de cette grande région vinicole.
Les Clairets ont d'ailleurs une histoire : ils étaient baptisés ainsi par les Anglais, grands amateurs. Cette désignation s'appliquait aux « vins de ville », vins récoltés dans la banlieue de Bordeaux.
Depuis 1950, ce « Clairet » (AOC) répond à une définition bien précise, et fait l'objet d'un examen organoleptique contrôlé par une commission interprofessionnelle. À la vérité, c'est très certainement l'une des premières appellations qui ait exigé la dégustation, une vingtaine d'années avant que celle-ci ne devienne obligatoire pour tous les vins d'appellation. Contrairement au Bordeaux rosé, le Clairet, s'il est issu des mêmes cépages Merlot et Cabernet, subit un passage en cuve qui lui permet d'obtenir de la couleur et du corps. Au bout de quelques jours, suivant l'intensité colorante, on pratique une saignée dans la cuve pour obtenir le Clairet. Mis en bouteilles quelques mois après la vendange, c'est un vin jeune et friand, moins tannique que le Bordeaux traditionnel. Sa couleur rose, généralement assez pâle, mais qui peut être différente d'un rosé à un autre suivant la prépondérance du cépage, s'explique par le fait que les raisins, au lieu de séjourner en cuves, sont pressés dès la cueillette. Comme pour les vins blancs secs, la mise en bouteilles s'effectue dans les 3 mois qui suivent la vendange. Les Bordeaux rosés ? des vins très parfumés.