PASSION DES VINS

Les Rosés Rhodaniens

La vigne  - dit-on -  aime souffrir dans un terroir pauvre, puni par la nature. Un sol maigre, caillouteux, qui se lamente et fait pitié. Voilà qui convient à la vigne de qualité. Louis Orizet nous dit, au sujet de ces terroirs du Rhône, les sentiments qu'il eut en voyant cette désolation : « je vous dirai que j'ai souffert de voir la vigne se pâmer de soif sur un sol crevassé par la sécheresse. Je vous dirai aussi que j'ai vu ce vin de garrigue s'épanouir dans une cave silencieuse comme dans une cathédrale… » (Fragrances). La vigne nous a depuis longtemps prouvé qu'elle s'accommode de tous ces terrains en pente douce ou abrupte, côteaux escarpés, schisteux, calcaires ou granitiques, à condition que l'eau ne s'y emmagasine pas.

Lorsqu'on veut planter et faire vivre une vigne dans un sol où l'eau stagne ou dans un sol gras, humifère, acide donc, sur lequel poussent des prêles et des carex qui le lui disputeraient, on la fera mourir de suralimentation et d'excès. C'est pour cela que l'on rencontre sur bien des terroirs, des vignobles rebutants pour l'homme, à la limite de l'inculture, pour cause d'impraticabilité du terrain. Je pense à certains côteaux abrupts des Côtes-Rôties, de l'Hermitage, de Condrieu…                                                                                                                                 

Mais parfois, ces plantations n'avaient pour raison d'être que la raison de vivre de certains vignerons. L'exemple vient du Vivarais où, déjà, les habitants des Vans déclarent en 1635 ne pouvoir pratiquer, sur l'âpre et rude terroir qui les environnent, d'autre culture que celle de la vigne et d'avoir d'autres revenus que le produit du vin qu'ils expédient en Auvergne par des muletiers du pays des montagnes. Dans ces régions, c'était vivre de la vigne ou mourir. En ce qui concerne les vignobles rhodaniens, les plus célèbres sont produits sur les côteaux qui bordent le Rhône. Depuis l'Antiquité, on ne compte plus le nombre d'auteurs et d'observateurs qui relèvent que « les vignobles sont pour la plupart dans le voisinage des fleuves et rivières navigables ». C'est en effet dans la distribution et l'agencement des voies de communication antérieures à la construction des réseaux ferrés qu'il faut chercher la cause de l'importance et de la prospérité des vignobles de qualité. Le Rhône, et surtout sa partie comprise entre Vienne et Avignon, nous en donne la meilleure preuve. Cette épine dorsale nous offre de part et d'autre de ses rives, par endroits, des vignobles qui excellent et portent une grande histoire.                                                               

De lointains horizons s'ouvraient donc au commerce gaulois du vin, tant au-delà de Lyon, vers le nord (freiné plus tard par les octrois), que plus à l'ouest vers l'Auvergne, la Loire, et aussi vers le Languedoc par cette longue route terrestre du couloir rhodanien.                                                                                            
Se rappeler toutefois que cette partie de la Gaule s'inscrivait dans ce que les Romains appelèrent la Narbonnaise. D'ailleurs, les contemporains d'Auguste considéraient les lourdes montagnes au sud de Lyon comme la limite du monde climatique de la viticulture.                                                                                             
Faut-il préciser que les marchands flamands et anglais du temps où leurs étaient familiers les vins de Bordeaux, de Dordogne, du Cognaçais, du Val de Loire, de Bourgogne… ignoraient encore les vins de ces régions viticoles, antiques pourtant, que Rome avait créées.

A Paris, ce n'est guère avant le milieu du XVIIème siècle que ces vins auront une réputation méritée, l'approvisionnement en vins de la vallée du Rhône ne commençant vraiment qu'à partir des années 1650 environ. Encore que les vins du Rhône aient eu du mal, pour atteindre la capitale, à franchir la barrière de Lyon où les droits à payer étaient exorbitants. Les Bourguignons considéraient ces vins du Rhône comme des « vins d'en bas » et entretenaient des dispositions hostiles à leur commerce. Il fallut attendre l'édit de 1776 pour voir s'instituer la libre circulation des vins dans tout le royaume.                                                   

Les papes installés en Avignon firent appel, pour leur approvisionnement, aux vignoble proches, comme le prouvent leurs archives de comptabilité. Les papes eux-mêmes eurent leur vignoble, dont les plus réputés furent celui de Sorgues et celui de Châteauneuf. Revenue en Italie, la Cour pontificale conservera le souvenir de ces vins fins et chargés de soleil. Cette fidélité durera près de deux siècles. En 1561 (alors que les papes ont réintégré Rome depuis 1367) un marin de Martigues, en Provence, s'engage à porter « par navigage » à Rome, trente-deux pièces de vin de Châteauneuf et de Laudun pour le Saint-Siège.                                           

Boileau, dans le « Repas ridicule » (milieu du XVIIème siècle) nous apporte la preuve que les vins du Rhône sont très prisés à Paris. A la fin du XVIIème siècle, la pyrale (appelée à l'époque « serpilière ou liset ») met à mal le vignoble du Rhône. Plusieurs municipalités en appellent aux curés pour exorciser ces méchantes créatures pour ce qu'ils croient être un maléfice jeté sur leurs vignes. Mais dans le vignoble on est encouragé par le juteux commerce parisien, gage d'un essor florissant. La pyrale n'attaque pas le vignoble tous les ans. On s'inquiète moins.

L’Angleterre et d'autres pays du nord, comme les Pays-Bas, s'intéresseront à ces vins du Rhône à partir de l'édit de 1776. Aussi, n'est-ce point avant les dernières années de l'Ancien Régime (dans les années 1780-1790) que se produit dans les vignobles, entre Vienne et Beaucaire, l'épanouissement commercial tant désiré. A partir de 1780, les vignobles des Côtes-du-Rhône se flattent d'avoir la faveur des consommateurs britanniques qui apprécient surtout leurs vins rouges très clairs (ce sont sûrement des rosés). Ils achètent ce qu'ils désignent sous le nom de « vins de l'Ardoise ». À cette époque, on donnait fréquemment non pas le nom du lieu où les vins étaient récoltés, mais le nom du port où se fournissaient les marchands. Nous apprécierons ces subtilités et précisions grâce à l'auteur d'une « Histoire naturelle de la province du Dauphiné » publiée en 1781.

Avant la révolution, les gouvernements avaient tout de même conscience de la valeur suprême des vins sur les plans hédonique, commercial et financier. En 1759, le gouvernement royal rompit avec l'habitude et les traditions. Il se mit à soutenir les intérêts de la viticulture populaire en cessant de soutenir la viticulture aristocratique. Après 1789, on se mit à arracher les bons cépages et à les remplacer par de médiocres plans mis n'importe où, comme dans des prairies basses, pour produire plus. Et pourtant, en l'an II, dans une supplique inspirée par les vignerons populaires et adressée aux citoyens administrateurs de district de Pont-Saint-Esprit, les communes du vignoble des Côtes-du- Rhône, Roquemaure, Laudun, St-Laurent, Chusclan, Codolet, St-Geniès, Tavel, Orsan, Lirac et Montfaucon célébrèrent comme un triomphe le fait d'avoir obtenu la possibilité d'accroître leur vignoble, une mesure déjà édictée en 1731. Le préfet du Gard, en 1829, dit des vignobles du Rhône « les vignes des terrains bas, si abondantes en production, faisaient aux vignes de qualité plantées sur les côteaux une concurrence contre laquelle celle-ci ne pouvait lutter ».

L'histoire de ces vins que nous appelons aujourd'hui par leur appellation « Tricastin », « Lubéron », « Ventoux », « Vivarais » était englobée jusqu'au début de notre XXème siècle, et pour certains jusqu'à leur décret d’AOC, dans la dénomination générale de vins rhodaniens. Et le nom de la commune était souvent rattaché à cette expression. Depuis près d'un demi-siècle, les vignerons de ces régions ont gravi peu à peu les marches de la qualité, et les temps où les vins médiocres triomphaient sont révolus.                                                                

Aujourd'hui, on les trouve dans des aires d'appellation bien personnalisées. Ces vins ont des styles très proches, des expressions de cousinage. Parce qu’issus de cépages identiques et de terroirs de constitution géologique comparables, modelés par un même climat.

Ces appellations produisent une quantité assez importante de rosés appréciés et réputés :

COTEAUX DU TRICASTIN : devenus AOC en 1973. Les rosés des Côteaux du Tricastin sont issus de carignan (maximum 20%), de grenache noir, de syrah, de mourvèdre et de cinsault. Mais souvent ces cinq cépages n'entrent pas tous dans l'élaboration des rosés. Un, deux, voire trois cépages suffisent à faire du rosé. Ce sont le grenache noir, la syrah et le mourvèdre. Ces trois cépages apportent du fruit, une assise de matière et une fraîcheur relative. Les Côteaux du Tricastin sont situés au sud de Montélimar et s'étendent jusqu'à Bollène et Grignan.                                                                     

COTES DU VENTOUX : représentent une aire importante, de Vaison-la-Romaine à Cavaillon jusqu'à la limite du département des Alpes de Haute-Provence, en passant par Beaumes-de-Venise et Carpentras. Mêmes cépages que le vin précédent. Le Mont Ventoux domine ces côteaux couverts de vignes où l'arrière pays présente un climat plus frais permettant d'obtenir des vins rosés fruités, légers, délicats et plein de subtilités aromatiques.

COTES DU LUBERON : la région des Marquis de Mirabeau et de Sade s'étend tout en largeur au sud de l’AOC Côtes du Ventoux, de Cavaillon aux limites du Var. Même cépages. Le Lubéron a les avantages méditerranéens et ceux des Alpes. Le climat est sain, avec des nuits fraîches, des journées chaudes, et une humidité relative. Il permet d'obtenir des vins rosés secs, légers, fruités, élégants et d'une richesse aromatique intéressante.

COTEAUX DU VIVARAIS : situés plus au nord, dans l'Ardèche, sur la rive droite du Rhône. Dans une masse de collines ensoleillées, les rosés issus des cépages suscités auxquels s'ajoutent quelques cépages locaux et traditionnels : Terret noir, Counoise… sont friands et fruités, avec une pointe de rusticité qui leur donne une certaine élégance.

L'histoire nous rappelle que ces régions du Rhône cultivaient autant les céréales (seigle, blé, avoine) que la vigne. Autrefois, seigle et blé alimentaient les boulangers et les meuniers locaux. L'avoine servait aux animaux. Ainsi, les vignerons aimaient à boire des vins rosés à la saison des grandes chaleurs, pendant les travaux de la moisson, du liage des chaumes, du battage et, bien sûr, des vendanges.

La tradition du rosé s'est implantée dans ces vallées autour du Rhône, et il a même eu belle réputation au-delà des départements producteurs. Mais la mode a changé depuis le temps où Alphonse Daudet, dans les « Lettres de mon moulin » a campé ce personnage truculent, le Prieur de l'Hermitage du Mont Ventoux, qui avait volé à Dieu une nuit de Noël en bâclant la célébration des « trois messes basses ». Il pensait à tous ces rôts, foie gras, truffes, gigots, boudins… et bien sûr à ce rosé qu'il sentait déjà couler dans sa gorge…

Il semble qu'on revienne au rosé, ce qui ne saurait déplaire aux vignerons du Tricastin, du Lubéron, du Ventoux et du Vivarais. Mais pour les apprécier, allez les déguster sur place dans ces régions.