PASSION DES VINS

Sud-Ouest

A l’aube des temps viticoles, pour élaborer ses vins, l'homme, qui n'était pas encore un vigneron, suivait ingénument son instinct. Celui-ci lui commandait une démarche simple et évidente : il imite la nature et surveille du coin de cet œil avide et gourmand de découvertes les couleurs qu'elle lui offre : le ciel bleu, la lumière jaune, rouge, violacée ou rose, une infinie mosaïque de nuances autour de lui…

Les raisins rouges, fraîchement cueillis, inspireront sûrement le premier des vignerons que l'on dit être Noé. Il hume et croque ce grain, puis cette grappe offerte, et son instinct lui commande le geste, le premier geste de la vinification. Se saisissant de plusieurs grappes dans ses mains, Noé n'aura qu'une idée : les écraser entre ses doigts calleux d'où coulera un jus clair qu'il recueillera dans une auge de bois d'olivier. Il boira ce nectar sucré et clair comme l'eau.

En ce temps-là, l'homme découvrit l'ivresse en avalant ce breuvage laissé jus raisin et devenu vin. La vinification venait d'être découverte. La miraculeuse transmutation s'était accomplie. Les grappes blanches, plutôt jaune-vert, donnaient des vins laiteux d'un jaune foncé et les grappes rouges des vins rosés. Il est vrai que certaines lambrusques (variétés primitives de la vigne) généraient des jus rouges vifs proches de la couleur du sang. Il s'agissait de lambrusques à jus coloré.

Des érudits soutenaient que ces pieds de vigne provenaient du Paradis, qu'ils appartenaient à l'arbre de la vérité et que leur vin divin était l'œuvre de Dieu, rouge comme le sang, de la même couleur que l'amour divin.

De ce fait, les vins rosés semblaient ornés de bien moins de divinité. Des vins bâtards, en quelque sorte. Un breuvage rejeté du paradis et juste bon pour les mécréants. Une sorte de pomme de la discorde. Ni blanc ni rouge. Un vin asexué qui semblait porter la fatalité du désespoir pour les superstitieux.

De la qualité des vins de France en ces temps reculés, on sait peu de choses. On parle beaucoup des vins et de leur histoire. Mais de leur saveur, de leur limpidité, des méthodes précises de leur vinification… rien, ou si peu.

Les auteurs passionnés par ce breuvage écrivent de bien belles choses sur le sujet. On dit tant de choses agréables sur le vin en oubliant le vrai contexte : le goût des gens, à chaque époque ; qu’acceptaient-ils et jusqu'où allaient-ils dans la qualité ? Et cette qualité, que représentait-elle pour eux ? Un vin qu’aujourd'hui on s'évertue à glorifier en l'entourant de belles phrases, en citant d'éminents auteurs d'il y a quelques siècles, pour prouver sa qualité et sa réputation d'antan, cela tient de la relativité. Et du raisonnement par l'absurde. C'est par réflexion stratigraphique et en toute logique, par contre, que je dis que la plupart des vins, à l'origine, et même pendant très longtemps, étaient rosés. Rosés clairs, rosés foncés, peu importe la nuance. Il convient de reconnaître que les vinifications rudimentaires ne permettaient pas de varier la qualité du jus obtenu. La matière première, c'est-à-dire le raisin, avait tout pouvoir sur l'homme. Celui-ci pressurait et devait, avec l'expérience rudimentaire accumulée, clarifier le vin par simple application du principe de gravité, par temps sec, en transvasant jusqu'à l'apparition des lies. Et ainsi de suite. Il fallut attendre les moines du vin de messe pour évoluer et comprendre mieux le vin, les phénomènes internes au cours de son élaboration, et sa conservation.

ROSÉS CÉLËBRES                                                                                                                                                    

En France, nous avons de petits chefs-d'œuvre méconnus ou mal aimés. Des rosés qu'on découvre ici et là à des occasions diverses.

Les rosés de France s'expriment en langages différents, avec des accents que leur confèrent leurs terroirs. Ce sont des vins fragiles, des vins de dentelle. Chaque région viticole possède un rosé. C'est un vin difficile à élaborer, et il est tout aussi délicat d'assurer la régularité qualitative à chaque vendange. Mais son goût plaît.                                                                                                                                           

Les progrès œnologiques permettent aujourd'hui de maîtriser les différentes phases de la vinification. Cela se traduit par l'obtention de teintes à peu près identiques d'une année sur l'autre, d'une limpidité parfaite, d'une brillance inimitable.

A l'époque où la participation des Hollandais au commerce atlantique devient prépondérante, raconte un fameux négociant nantais dans un précieux document de 1646, « Le commerce honorable », les régions de l'Adour et du Béarn vivent des moments de prospérité grâce à la vigne. L'influence des Hollandais, comme des Anglais, s'étend sur toute la façade atlantique, de la Loire au pays basque.

A la fin du XVIème siècle, les vins de Chalosse, du Béarn, de Tursan… restent, (dit-on, une fois de plus) remarquables. Roger Dion indique que les régions de Puyoô et de Bellocq, d'après les mémoires de Pinon (intendant de Béarn en 1698), comptaient des vignerons illustres tels que le roi de Navarre Henri II et sa fille Jeanne d'Albret, mère d'Henri IV. Un fils de roi et de vignerons ! Cet intendant nous signale, par la même occasion, que « ces régions d’Adour et de Béarn sont recommandées pour leurs vins blancs et clarets qui y croissent ». Et plus loin il ajoute « … vins dont la qualité est parfaite pour le commerce du Nord et conforme aux souhaits des marchands Anglais et Hollandais ».

Les vins du Tursan et ceux du pays de Vic Bilh (Béarn), sur la rive gauche de l'Adour, attirent par leur qualité régulière ces fameux commerçants. Pinon nous précise « une quantité importante est achetée tous les ans par les Anglais et les Hollandais quand la guerre ne s'y oppose pas ».

« Ventre Saint-gris ! les vins de Béarn ! tonitruait en gascon ou bien en béarnais Henri IV dans sa barbe roidie de gourmandise. Les mousquetaires du roi, sous Louis XIII et par l'intermédiaire du sieur d'Artagnan qui avait dû en faire bonne propagande, devaient s'en régaler ! Nous voilà encore dans les méandres de la teinte des vins de Béarn. On sait qu'à cette époque on n'aimait pas boire les vins rouges purs tant ils étaient  -  dit-on dans de nombreux manuels de ces temps  -  trop épais et trop « forts ». Ils étaient coupés d'eau. On sait aussi que les vins clarets étaient plus appréciés, consommés en l'état. C'est une preuve, s'il en était, pour appuyer la thèse qu'on savait produire de tels vins qu'on appelle aujourd'hui rosés.

Si les vins de Béarn ont pris naissance dès l'époque romaine, on parle d'eux bien plus tard, au début de la Renaissance, produits par le travail des moines bénédictins fondateurs du Clos de Vougeot, venus semer des abbayes dans toute la région.

Les rosés du Béarn sont issus, à l'origine, du tannat, cépage local peut-être mêlé de pinot noir car, dit-on, les moines venus de Bourgogne portaient dans leurs bagages des plans de pinot pour essayer de les acclimater sous d'autres cieux. Mais cela ne réussit pas. Ils améliorèrent alors le tannat qui donnait un vin puissant, corsé et très tannique.

Aujourd'hui, le rosé de Béarn représente une palette subtile des bouquets printaniers des Pyrénées, dans son corset élégant d'un rose groseille lumineux. Le vin rosé d'Irouléguy, seul vin basque, est signalé au XVème siècle, mais la création de son vignoble remonte au XIIème siècle lorsque les moines du monastère de Roncevaux implantèrent leur vignoble. Ce n'est qu’après le Traité des Pyrénées qu'il a été repris et élargi par les vignerons locaux. La superficie actuelle est d'environ 180 hectares, alors qu’au XVème siècle elle était de 7 à 800 hectares. A ce jour, on produit rouges et rosés.

Le rosé d’Irouléguy est issu de Borlesa (tannat en basque) et de Acheria  (cabernet en basque). C’est un vin sec, terriblement fuité, avec un caractère ferme mais riche de personnalité. Il semble, là-aussi, que le rosé était un vin nécessaire pour attendre sans impatience le vin rouge, corsé, ténébreux et long à se faire. Le rosé représentait le vin de soif, désaltérant par excellence. Les rosés du Tursan sont les vins préférés d'Aliénor d'Aquitaine, déjà propriétaire de grands domaines et de vignobles dans ce terroir avant qu'elle n'épouse Henri II Plantagenet, roi d'Angleterre. Elle favorise leur exportation vers l'Angleterre bien avant que les commerçants hollandais ne s'y intéressent et ne les envoient à Rotterdam. Ces vins connaissent leur moment de gloire grâce au commerce dynamique de l'Adour et des vignobles environnants. Jeunes, agréablement agressifs, mais gais et friands, ils plaisaient par leurs charmes allégoriques et leur personnalité insouciante, voire frivole. Des vins qui ont leur place sur nos riches tables de recettes bourgeoises.

Le vignoble de Duras bénéficie de l'appellation Côtes de Duras depuis 1937, mais les vignerons de la région s'étaient déjà unis en syndicat des Côtes de Duras depuis 1924. C'est dire que cette AOC possède un magnifique passé. Mais sa position géographique (ce vignoble avoisine ceux de l'Entre-Deux-Mers et les Côtes de Sainte-Foy Bordeaux) ne lui a pas, hélas, facilité la possibilité de s'exprimer convenablement sur le plan médiatique. Une franche injustice.

On ne peut dire que les vins rosés soient représentatifs de ce vignoble, du moins actuellement, car il s'exprime mieux avec ses rouges, ses blancs secs et surtout ses blancs moelleux. Toutefois, il est sûr que la grande mode des clarets de Bordeaux, aux XVI et XVIIème siècles, avait déteint sur les vignobles environnants. Dont celui de Duras.

Enfin, les rosés historiques et célèbres de Gaillac, région si marquée par l'histoire. L'un des centres viticoles les plus vulnérables du Midi.

En cette zone de confins climatiques où la végétation est privée de l'olivier, on note des affinités méridionales grâce, peut-être, à la présence du chêne vert. N’est-ce pas cette référence qui a permis l'élection de cette terre pour un vignoble de qualité et d'avenir ?

L'histoire nous raconte que les vins de Gaillac étaient très estimés des rois d'Angleterre dès le XIIIème siècle. Par un acte du 23 mars 1500, les vins de Gaillac reçurent l’autorisation d'arriver à Bordeaux dès la Saint-Martin (11 novembre), sous réserve que la vente aux Anglais n'ait lieu qu'à partir de Noël. N'était-ce pas un signe ? Cela ne veut-il pas implicitement signifier que les vins, en quelque sorte primeurs, n'étaient que des vins clarets ? Il eût été étonnant que des vins chargés en tanins, pour les rouges, en ce temps-là soient buvables un mois après les vinifications.

Les vins rosés de Gaillac ont une personnalité bien assise, marquée par le sérieux et la rigueur de leur élaboration. Ce sont des vins de grand style et de belle race. Ces rosés du Sud-Ouest ont en commun d'accorder une grande place aux harmonies les plus variées, du début à la fin d'un repas, avec des mets solides, riches et bien charpentés, inspirés du terroir.