PASSION DES VINS

Pauillac-en-Médoc

A la veille des événements de 1789, le tout-Bordeaux viticole, sensible aux idées nouvelles, aspirait au changement bien contrôlé. La faute à Voltaire ? La faute à Rousseau ? La faute aux rois successifs plutôt, qui, depuis la monumentale bévue de Louis XIV révoquant l'Edit de Nantes (une honte, pis une maladresse pour l'Aquitaine, française de cœur mais nostalgique d'Angleterre, où la prospérité devait tant aux fidèles de la “Religion Prétendue Réformée”) accumulaient à plaisir les entraves à la production et à la commercialisation du vin. Allant même, sous couvert de libéralisme, jusqu'à supprimer les avantages acquis, comme en 1776  -  la faute à Turgot  -  le Grand Privilège des vins de Bordeaux.

L'interdiction de planter des vignes nouvelles, qui indigna si fort Montesquieu en 1725, les conflits répétés avec les Anglais, nos meilleurs ennemis, nos clients héréditaires, les lourdes taxes urbaines sur le vin, touchaient durement les bourgeois et robins de Bordeaux, gros propriétaires de vignes, dans ce qu'ils avaient de plus précieux : leurs revenus !

En dépit de Louis XV qui fut un roi très indulgent au bordeaux, les 117 magistrats du Parlement de Bordeaux, tous plus ou moins présidents habitués à tirer l'essentiel de leur vin et seulement le SMIC de leur charge, étaient « bons pour la Révolution ». Les bourgeois, les courtiers, les négociants et tous les Réformés de cœur aussi. Quant aux paysans et manants, à qui d'ailleurs on ne demandait pas leur avis, ils n'avaient évidemment rien contre.

La nouvelle de la prise de la Bastille sera, en Bordelais, partout accueillie avec un redoublement de l'enthousiasme né le 13 avril 1789, quand le roi précisa que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses !» et se prolongera jusqu'au 30 septembre 1791, quand sera légalement supprimé le « délit d'hérésie ». La suite, l'épopée des députés girondins, la République, le Consulat, l'Empire, etc… appartiennent à l'histoire de tous les Français. Mais la prospérité commerciale du Bordelais ne reviendra qu'avec le Second Empire et l'Entente cordiale, pour s'effondrer derechef avec le phylloxéra avant de renaître et de s'épanouir souverainement… de nos jours !

LE DROIT DES GOURMANDS ET LES VINS DE PAUILLAC

Pauillac, en Médoc, petite commune portuaire des bords de la Gironde rive gauche, sise à cinquante kilomètres au-dessus de Bordeaux, à mi-chemin du quai des Chartrons et de la mer, renferme dans ses limites, comme dans une châsse, le plus somptueux reliquaire qui soit, 1.070 hectares de vignes inestimables produisant, bon an mal an, 6.900.000 bouteilles d'AOC Pauillac.   Un terroir unique où se situent, comme autant de stations vers la béatitude bacchique, 18 châteaux classés dont trois premiers, deux seconds, un quatrième, douze cinquièmes, plus 15 crus bourgeois, plus 4 ou 5 crus artisans qui montent, plus la coopérative à la réputation bien assise groupant cent viticulteurs confirmés. Un palmarès exceptionnel avec des noms de châteaux tellement prestigieux qu'ils finissent par éclipser le nom même de Pauillac. Ailleurs, l'appellation fait le renom, à Pauillac le château fait le nom et le renom… Pauillac est moins connu que ses grands enfants rouges.

Capitale vineuse du Médoc, Pauillac en était également la capitale portuaire, collectant les vins prestigieux de la région dans ses nombreux chais du bord de l'eau. On vivait sur le quai, et les Pauillacais qui n'étaient pas vignerons ou tonneliers étaient mariniers. Tous se retrouvaient volontiers dans les nombreuses tavernes du port pour un hommage légitime  -  et fréquent paraît-il à la veille de la révolution  -  au vin nourricier.

Tout à leur vin, ces mêmes Pauillacais n'avaient guère le loisir de s'occuper de révolution, eux se battaient pour les droits de l'homme gourmand ! En revanche, c'est dans les vins de Pauillac, dont l'usage même modéré confère du génie, que certaines âmes d'élites puiseront en grande partie l'inspiration, la force et la détermination nécessaires pour accomplir des actes, pour concevoir des textes que l'histoire classe dans les prémices évidentes de la déferlante de 1789. C'est « galvanisé » de Pauillac en 1777, que le marquis de Lafayette partit servir la liberté aux Amériques. C'est l'inoubliable Thomas Jefferson qui, sillonnant les vignobles de France et particulièrement celui du Médoc, trouve dans Lafitte et Latour les ferments de sa déclaration d'Indépendance des États-Unis (1776). Faut-il rappeler que cette déclaration est comme l'ébauche de notre Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, que Thomas Jefferson, après son ami George Washington, a été le second président des États-Unis et que la Maison Blanche, depuis, a toujours honoré les vins du Bordelais ? Qui osera prétendre que les vignes de Pauillac n'ont pas versé leur vin sur l'autel de la Nation ?

Concrètement, sur le terrain, les événements de 1789 n'ont guère ébranlé l'ordre des choses, mis à part la vacance de Château-Lafite, devenu bien national en 1794 et revendu au citoyen de Witt, hollandais, en 1797. Mais en Médoc, comme le rapporte l'éminent professeur Pijassou dans « le Médoc », un livre-référence, le mérite d'un cru, plutôt qu’aux propriétaires, va au régisseur, professionnel respecté et précieux qu'aucune révolution autre que viti-vinicole n'a jamais inquiété.

A Pauillac, on a vécu les années 89 (très mauvaise, vins médiocres), 90 (très bonne, grands vins bien vendus) et 91 (année honteuse, à oublier) bercé par les propos houleux entre le citoyen notaire Mondeguerre élu maire, et le citoyen curé Mercier, prêtre réfractaire « mordicus » qui ne perdaient pas une occasion de se défier. Quant au reste, jusqu'à Thermidor, pas plus rassurant qu’ailleurs pour Pauillac, ce fut le destin de la France…

C’ETAIT ECRIT DANS LE SOL : PAUILLAC EST VOUÉ AU VIN

D'expérience, la vigne n'accouche de bons vins que dans la souffrance. Il lui faut un terrain pauvre, filtrant, où le ceps s'enfonce profondément pour trouver en sous-sol une nourriture chiche mais choisie, gage de rendement réduit mais de qualité. Ce qui se fait de mieux dans le genre, ce sont les sols de graves (grave=gravier=cailloux, des plus gros au sable). A Pauillac, dont les habitants jadis s'appelaient les « graveirons », la vigne est gâtée : tout le finage est couvert d'un édredon plus ou moins épais de graves qui descendent vers la rivière en pente très douce mais suffisante pour assurer un bon drainage des eaux. Et quand le sous-sol, très argileux ou mal incliné, bloque l'écoulement des eaux, on n'hésite pas comme à Château-Latour à enfouir un réseau de drainage… ça vaut la peine !

Ajoutez à cela les rus, ruisseaux, jalles perpendiculaires au fleuve, qui découpent le vignoble en « croupes graveleuses » et servent de collecteurs avant d'aller à la Gironde. Une toile d'araignée hydrographique sans laquelle le Pauillac AOC ne serait pas ce qu'il est.

Que les graves soient günziennes, würmiennes, rissiennes, etc… qu'elles aient déboulé des Pyrénées ou d'ailleurs à l’ère tertiaire ou quaternaire, n'est certes pas sans importance, mais l'essentiel est qu'elles laissent passer l'eau. En tant que buveur, je m'intéresse à la grosseur des graves, et j'ai noté que les grosses donnaient des vins plutôt virils et charnus comme Château-Latour, les fines des vins plutôt élégants et féminins comme Lafite-Rothschild. J'ai également noté que les grands domaines disposaient de graves des deux sortes, ce qui leur permet de sortir des millésimes gracieusement virils ou féminins sans mièvrerie, parfaitement irrésistibles. Tout au plus peut-on dire que le vignoble est coupé en deux par le chenal de Gaer, au nord duquel on trouve les vins les plus délicats style Lafite, et au sud les vins les plus solides style Latour…
Encore que Mouton-Rothschild au nord soit solide comme une tour, que Haut- Batailley au sud soit délicat comme une lingerie de soie, question de sous-sol et de cépages.

LA DIVERSITE DES PAUILLAC EST DANS LE SOUS-SOL                                                          

A Pauillac, le sous-sol, la face cachée de l'identité, fait que deux vins voisins et semblablement vinifiés ont parfois des bouquets bien différents. Le même raisin nourri par un sous-sol riche en fer donne au vin un bouquet typique qui ne ressemble pas au bouquet acquis dans un sous-sol riche en manganèse. Ici, les sols et l’encépagement sont relativement comparables, les sous-sols en revanche sont d'une grande diversité, au point que chaque zone de Pauillac, presque chaque cru de Pauillac, possède son bouquet propre. Bouquet du Pouyalet, bouquet de Bages, bouquet de Saint-Lambert, si l'on veut bien donner le nom d'un village de l'appellation aux trois familles de Pauillac que j'ai répertoriées, mais aussi bouquet de Pichon-Longueville, de Lynch-Bages, de Fonbadet, de Duhart-Milon, de Batailley, … qu'un dégustateur chevronné de Pauillac vous identifie en deux temps trois rasades ! De mes nombreuses et néanmoins trop rares escapades pauillacaises j'ai appris que l'arôme d'un vin, ce qui me remplit le nez, dépend surtout du sol et du cépage, alors que le bouquet qui s'accroche aux papilles doit beaucoup au sous-sol. C'est pourquoi on ne saurait « honnêtement » aborder le Pauillac à moins d'en goûter une paire de dizaines : l'honnêteté est mère de bien des voluptés !

LES RAISINS DE LA VOLUPTE PAUILLACAISE                                                                                    

Comme partout en Médoc, trois cépages font la gloire du vin de Pauillac : cabernet sauvignon, cabernet franc, et merlot. Deux autres cépages, malbec et surtout petit verdot, se font trop rares.

Le cabernet sauvignon, arôme complexe, violette, cassis, fruit rouge, du tanin, de la distinction, du corps, est le roi du pauillac qu'il assume à 70-75?ns la majorité des châteaux, en dépit de rendements pingres, de son caractère ombrageux, de sa vulnérabilité aux maux de la vigne. Mais il est tellement fait pour le terroir, il se plaît tellement à proximité de la Gironde, formidable climatiseur, que même utilisé seul ou presque seul, il donne d'extraordinaires bouteilles, longues à venir, d'un rubis coruscant.

Le merlot, plus prolifique mais plus coulard que le cabernet sauvignon, apporte 20%, rarement plus, de souplesse, de couleur dense et mate, de richesse aromatique, et une maturité, un vieillissement du vin raisonnablement écourté.

Le cabernet-franc, rarement plus de 10%, importe sa fécondité, sa culture sans histoire, ses arômes appuyés de fruits et de fleurs, sa teinte moins dense que le merlot, moins brillante que le cabernet-sauvignon, et une pointe de bouquet rustique. Le petit verdot, quand il y est, donne du degré, sa belle teinte chatoyante, et c'est un grand bonheur.

Assemblés, les jus se fondent en vin à caractère pauillac : consistant, d'une longévité exemplaire, d'une suprême distinction, que ce soit dans la grâce ou dans la virilité, d'une fantastique complexité et richesse d'arômes et de bouquets, que le vieillissement bien dosé en barriques de chêne sublime et pimente de tanins vanille épicée. Des sensations comme celles qu'on cueille à Pauillac ne se racontent pas, elles se partagent.

On ne saurait se prétendre passionné des vins de France sans avoir « goûté » au bouquet des pauillac ci-dessous… et la liste n'est pas exhaustive !

  • Châteaux Lafite-Rothschild, Latour, Mouton-Rothschild, tous trois des premiers crus classés.
  • Châteaux Pichon-Longueville comtesse et Pichon-Longueville baron 2e crus classés qui ne se ressemblent pas.
  • Château du Haillan 4e cru classé, un vin Rothschild.
  • Les 12 cinquièmes crus classés : Pontet-Canet, Batailley, Haut-Batailley, Grand- Puy-Lacoste, Grand-Puy-Ducasse, Lynch-Bages, Lynch Moussas, Mouton baronne Philippe, Haut-Bages-Libéral, Pédesclaux, Clerc-Million, Croizet-Bages. Sachez que mes favoris sont : Lynch-Bages, Pontet-Canet, Grand-Puy-Lacoste, Haut-Batailley toujours et, dans les bonnes années, Batailley, Pédesclaux, Croizet-Bages, Clerc-Milon…

Dans les bourgeois qui valent bien des classés, j'ai de la tendresse pour Haut-Bages-Averous, Fonbadet, Lafleur-Milon, Colombier-Monpelou, Pibran, Les Forts de Latour.

Et souvent la rose-pauillac de la coopérative m'enchante !