PASSION DES VINS

Eaux-de-Vie, le roseau magique...

Eaux-de-Vie, le roseau magique...

Ce deux-centième anniversaire de la Révolution française sera marqué par le début du procès en canonisation du rhum de la Martinique postulant au rang d'appellation contrôlée. Après l'armagnac, le cognac, le calvados, le marc de Gewurztraminer et la mirabelle de Lorraine, voici le rhum de la Martinique en instance d’AOC : on est en train d'effectuer la délimitation de l'aire d'appellation pour les plantations de canne à sucre.

le roseau magique

Roseau intelligent, la canne à sucre donne du miel sans le concours des abeilles, comme le mentionnent les tablettes de Darius 150 ans avant Jésus-Christ. Déjà, l'homme domestiquait ce roseau pour sucrer la vie quotidienne et saupoudrer le monde d'optimisme et de gaieté. C'est connu, le sucre rend l'homme moins guerrier, moins sauvage, et plus civilisé !!!

D'où nous vient la canne à sucre ? De Nouvelle-Guinée disent les uns… des îles Fidji ou de Nouvelle-Calédonie répliquent les autres, à moins que ce ne soit d'Indonésie ? Peu importe, puisque cette canne aura fait le tour du monde en quelques siècles. Les Chinois aimaient déjà ce miel de roseau plusieurs milliers d'années avant notre ère et savent encore l'utiliser dans leur cuisine.

Leur sagesse traditionnelle serait-elle inspirée de la douceur de ce roseau ? Dans l'Ancien Testament, on relève l'expression « doux roseau venu d'Orient » pour désigner ce qu'on n'appelait pas encore la canne à sucre.

Le monde va être conquis par ce roseau magique et son suc. Le « croissant » des civilisations méditerranéennes, grandes consommatrices de sucre, découvrant la canne à sucre, allait la planter sur des terres chaudes, sans gros succès. La canne à sucre poussant mal, les plantations ne durèrent guère. Mais après avoir découvert cette nouvelle source sucrée, plus abondante que leurs ruches, le méditerranéen devint un grand consommateur de canne à sucre. C'est à l'Inde que nous, Européens, avons emprunté la canne à sucre, d'abord considérée comme épice rare, puis comme médicament des Egyptiens, des Grecs et des Latins, enfin comme nourriture ramenée en tant que telle par les Croisés. Le sakara indien (sucre en sanscrit) deviendra le sukkar chez les Arabes et le saccharum chez les Latins.

Arnaud de Villanova, médecin du pape Clément V et alchimiste réputé (il ramena la distillation des eaux-de-vie en France après avoir séjourné parmi les Arabes en Orient où il l'avait apprise) créé le mot sucre dans notre langue, longtemps après que Venise la flamboyante en détint la spécialité et le monopole.

Avec la découverte du Nouveau Monde, la canne à sucre rencontrera des terroirs favorables dans les Antilles (d'abord à Haïti et en République Dominicaine, puis à Cuba, en Jamaïque…) Dans ces pays, la canne poussait à vive allure. Elle couvrira très vite le Mexique, le Brésil, la Colombie, le Venezuela, le Paraguay… où les moulins à sucre poussent aussi vite que les cannes mettent de temps à germer. Il faudra attendre la fin du XVème siècle pour que les Français viennent s'installer dans les Antilles.

LE VIN DE SUCRE, LIQUEUR DES DIEUX…

Ces îles à sucre ne tardent pas à être de vrais barils de poudre, convoitées simultanément par les Anglais, les Hollandais, les Français et les Espagnols qui se livreront des guerres navales historiques et des guet-apens terrestres incessants.

Pendant ce temps-là, l'Europe occidentale s'adonne au commerce du sucre, denrée très consommée car elle porte en elle une image magique, celle d'un plaisir des sens jamais assouvi… Mais la magie du sucre s'exerce autant par le côté « plaisir » de la nourriture que pour la référence économique, véritable étalon-or de l'époque.

Quand, vers le XVIIème siècle, les eaux-de-vie n'ont plus de secret pour le peuple, alors que jusque-là elles étaient considérées seulement comme des élixirs recommandés par les apothicaires et médecins, le rhum va entrer en scène. Il représentera une seconde valeur après le sucre, valeur-or. Ce n'est pas comme sous-produit de la canne ou du sucre qu'il s'impose, mais en seigneur.

Le XVIIIème siècle sera l'ère de l'eau-de-vie, tant en France (avec les armagnacs, les cognacs…), en Espagne, en Hollande qu'en Angleterre (gin). Quelque part, dans les Antilles ou au Brésil, on commence à produire cette liqueur qui rendait fou celui qui en buvait trop. La canne à sucre, les jus, les résidus abondaient… La légende historique veut qu'un jus (le vesou) laissé de côté, oublié dans un fond de fût, fermenta. La désobéissance d'un esclave assoiffé, éreinté, le conduisit à découvrir ce « vin de sucre ». La petite histoire ajoute qu'il profita du départ de son maître pour se désaltérer. Ce jus fermenté, cette liqueur des Dieux, le rendit fou. Il ne savait plus maîtriser sa tête qui était aussi brûlante et bouillonnante que son estomac. L'ivresse venait de faire sa première victime. Mais elle devait inspirer les colons ingénieux, prêts à tout pour faire de l'argent. Ils y virent une nouvelle richesse en utilisant les cannes, le sucre, les mélasses, les écumes… sous-produit, de la fabrication du sucre.

De la sucrerie à la distillerie il n'y eut qu'un pas. De nombreuses sucreries créèrent une distillerie à proximité.

Dans les Antilles françaises, le Père du Tertre, religieux missionnaire venu répandre la foi, répandit les sucreries et les distilleries, troquant le goupillon pour l’alambic. Sa mission, vouée plus à la liqueur de Dieu que Dieu lui-même, mais tout aussi utile à cette île, fut poursuivie par le père Labat qui lui succéda en 1614. Ce saint Père, brave homme au milieu d'un peuple sympathique, deviendra le « Père du rhum », rude paternité dont tous les grands distillateurs et élaborateurs du rhum d'aujourd'hui s'inspirent encore. Pendant plus d'une décennie, il se donna entièrement à cette tâche importante : améliorer la distillation du rhum ! D'où l'idée d'obtenir un alambic performant. Car, faut-il le préciser, sa vie il la consacrait au rhum.

Arrivé aux Antilles après un voyage épuisant pendant lequel il contracta la fièvre de Malte, il atteignit la terre ferme à demi asphyxié par la maladie. Il reçut des religieux qui l'accueillirent une sévère administration de bouillon à base de rhum. Revigoré, revenu parmi les vivants, ayant vaincu la maladie, il ne cessa de répéter qu'il devait ce miracle à Dieu et au rhum. Dès lors, il louera intensément ses sauveurs, avec peut-être une légère préférence pour le rhum. Les flibustiers, dans leurs repaires des Antilles, s'abreuvaient de cette eau-de- vie qui ne leur coûtait pas cher avant de sévir entre Cuba et Saint-Dominique par où toutes les flottes choisissaient de naviguer. Les galions repartaient vers l'Europe, empruntant cette route pour échapper aux alizés et bénéficier du Gulf Stream et des grandes brises d'ouest. Les flibustiers frappaient dans ces parages pour récupérer or, épices et rhum.

…ET L’OR DE LA LIBERTE

Ce sont les Anglais qui les premiers nommeront ce « vin de canne » rhum, d'abord écrit rum (abréviation de rumbullion). Boisson que l'Angleterre utilisera pour doper les marins de sa flotte. Dans les Antilles espagnoles on ne sacrifie pas nécessairement à la canne, la fièvre de l'or perturbant davantage les conquistadores. Jaloux, notamment à Saint-Domingue divisée en deux, de la partie occidentale française pour sa réussite sucrière, ils ne cesseront de livrer bataille pour la domination totale de l'île.

Mais la préoccupation des colons se fixera sur l'esclavage. Un esclavage devenu « nécessaire » à la culture intensive de la canne à sucre par une main- d'œuvre bon marché.

Les contestations naîtront des ghettos qui concentrent le plus d’esclaves. Le rhum les dope et leur donne une dimension surhumaine de rebelles que les colons ne supposaient pas.

Vers 1775, les premières insurrections opposent les colons à certains esclaves, meneurs d'hommes, assoiffés de liberté. La révolte des esclaves débutera à Saint-Domingue. Les affrontements sanglants seront maîtrisés un temps, mais les noirs ne s’avoueront jamais vaincus. Ils poursuivront jusqu'au jour où un jeune indigène, Toussaint-Louverture, à la tête des insurgés, deviendra le maître de l'île de 1796 à 1802, chassant tour à tour les Français, les Anglais et les Espagnols. Ce fut un peu avant et un peu après 1789 que la liberté fut gagnée par ces esclaves dans cette île. Toussaint-Louverture reste le symbole de l'homme libre égal à tout autre. Devenu par la suite général, ce triomphateur connaîtra une fin tragique que seul un homme de son temps pouvait lui infliger. Au début du XIXème siècle, vers 1800, Napoléon a besoin de rhum pour ses armées, ses grognards, ses hôpitaux de campagne… Les compagnies maritimes recevront l'ordre d'importer de grands tonnages de rhum. Toute la France découvrira cette eau-de-vie. Le prix du rhum est faible. On peut s'enivrer à bon compte. Le rhum est apprécié par toutes les classes sociales.

Napoléon enverra des troupes aux Antilles pour protéger les colons et leurs cultures. Le Général Leclerc débarque à Saint-Domingue avec le général Brunet. Celui-ci pactisera avec Toussaint-Louverture : il devine l'homme d'état. « Invité » en France sur ordre de Napoléon, et sous le prétexte de mieux apprendre le commandement, c'est dans un horrible piège qu'on l'expédie. Tandis que Toussaint-Louverture naviguait sereinement vers la France, Leclerc reprendra Saint-Domingue. Arrivé à Paris, Louverture sera mis aux arrêts et transféré au fort de Joux, près de Pontarlier, où il mourra en 1803 de froid, de faim et de chagrin. Un piège inhumain pour celui qui restera malgré tout, aux Antilles, le symbole de la libération des esclaves. Les lettres du prisonnier Louverture envoyées à Napoléon resteront sans réponse, mais notons l'intelligence et l'humour de Louverture par la formule qu'il employait, s'adressant à Napoléon : « le premier des noirs au premier des blancs » …

L’IDENTITE DU RHUM EN QUELQUES MOTS

Le saccharum, roseau magique appelé canne à sucre, donne un jus très sucré qu'on appelle aussi le « vesou ». Le sucre résulte de la déshydratation, puis de la cristallisation de ce jus, alors que le rhum est le résultat de la distillation de ce jus fermenté.

La législation française précise que le rhum peut provenir de la fermentation puis de la distillation, soit du jus de canne, soit des mélasses ou du sirop issus de la fabrication du sucre. Selon la matière première employée, nous obtiendrons des rhums différents.

Le rhum industriel est le rhum courant produit par les sucreries à partir des mélasses et liquides sirupeux résiduaires provenant de sucres non cristallisables. Ce sont des rhums acceptables, naturels, au goût très accentué, plus utiles dans la pâtisserie ou les grogs que pour une consommation d'amateurs. A l'alambic, le rhum sort limpide mais, stocké dans des fûts de bois, il prend vite la teinte brune connue et uniformisée avec un colorant, le caramel, seul autorisé.

Le rhum de sirop est élaboré à partir d'un sirop de jus de canne concentré. Ce rhum est bien supérieur au précédent. Il est plus fin, plus fruité à la dégustation.

Le rhum agricole provient du jus de canne frais. C'est le vrai rhum du vesou cru. On appelle aussi ce « moût » Grappe-blanche. Le vesou est agréable à boire seul, comme notre moût de raisins. Le rhum agricole jeune est limpide (blanc). Le rhum agricole peut être vieilli en fûts de chêne (de la forêt française du Tronçais, souvent). Il prendra alors une coloration naturelle, dorée. C'est un rhum de grandes qualités organoleptiques : frais, léger, fruité, vanillé, tout en dentelles.

Le rhum vieux, rhum agricole de grande qualité. Pendant son long sommeil, au contact du vaisseau de bois de chêne, il échangera patiemment, dans l'ombre et le calme, de multiples substances. Elles diffuseront lentement dans le rhum. L'oxydation mesurée et patiente des tanins et autres esters formera des arômes, des fragrances subtiles et mystérieuses. Le rhum vieux est vendu sous cette désignation et il doit, pour en bénéficier, avoir séjourné au minimum trois ans en fûts de chêne de six cents litres maximums.