PASSION DES VINS

La passion du champagne selon Philippe Noiret

La passion du champagne selon Philippe Noiret

« Chez moi, entre Corbières et Minervois, une de mes béatitudes estivales, après une longue chevauchée campagnarde qui me mène des brumes au soleil ardent, c'est fourbu m’affaler devant la table du jardin pour siroter un champagne rosé, frais à embuer le verre tulipe où mon grand nez de jouisseur pique à l'aise pour ne perdre aucune des papouilles brumissantes que dispense le champagne aux narines des adorateurs de la bulle… C’est bon, c'est joli sous le soleil, surtout si le vin est plutôt rose saumoné… et ça plaît à ma femme !     Ce goût du champagne, je l'ai attrapé en famille, dans le Nord dès le berceau. Mon père, très fier de sa cave modeste mais choisie de petit bourgeois aisé, m'a un jour confié qu'il m'avait, avec le consentement attendri de ma mère, baptisé au champagne : une goutte sur les lèvres et sans me faire brailler. C'était un très bon brut dont je tairais le nom, mais je me suis servi du même pour baptiser Frédérique, ma fille, le jour de sa naissance ! Oint au champagne, comme Henri IV au Jurançon, c'est peut-être le secret de ma carrière ?                         

Enfant, dans le Nord où l'on reçoit beaucoup pour le plaisir, j'ai admiré très tôt le champagne. Les oncles, les tantes, les cousins, les amis, se retrouvaient souvent à table.

Rituellement, pour l'ambiance disait mon père, on attaquait au champagne, sorte d'introït à la grande messe païenne qu’était le repas de famille ou du dimanche. Longtemps j'ai cru que le champagne créait la fête avant de savoir qu'il la sanctifiait. Mais, d'un sens comme de l'autre, le champagne reste le vin de la fête et pour moi, sans un bon brut millésimé de préférence et d'entrée, pas de fête réussie !

Le champagne, en ce qu'il me rappelle d’heureux à chaque fois que j'en bois à mon goût et à ma suffisance, est un peu ma madeleine de Proust. En cette époque du stress-roi où les gens du métier, et même les gens en général, qui ne vont pas assez au spectacle, ne trouvent pas forcément le courage de vivre sans l'aide du psy et de ses pilules, mon champagne est à la fois mon euphorisant et mon stimulant, comme le cigare de Havane est mon tranquillisant. Et quand je tète mon cigare en sablant mon champagne, c'est docteur Noiret-Jekyll et mister Noiret-Hyde à la fois qui vous contemplent du fond des bulles et du haut des volutes !  Tiens ! cela me fait penser à l'Etau, un film de 1969 signé Hitchcock où j'avais mon rôle. Je ne sais pourquoi, mais très vite dès les premiers jours de tournage, vers cinq heures de l’après-midi, Sir Alfred venait à moi ou me conviait dans sa loge, pour une « nice cup of champagne » qu'il fournissait… On parlait de tout et parfois du film ! Comme moi, Hitchcock n’aimait pas boire seul et, comme moi, il détectait les vrais amoureux du champagne…

Cette dévotion au champagne, qui aurait pu tiédir à la longue, s'est au contraire renforcée avec l'âge. Né gourmand, évitant la goinfrerie qui vous fait plus large que haut, mais tourné vers la gastronomie, je me suis mis à aimer le grand vin, et seulement le grand vin, dont j’use avec modération bien entendu. Et le champagne, au-delà de ses bulles et de sa charge sentimentale, est un très grand vin, le plus grand vin mousseux du monde.

Maintenant, je goûte le champagne pour sa fraîcheur ou sa vinosité selon l'humeur du moment, pour ses arômes, son bouquet, et ses lendemains dispos. Jamais seul… et jamais plus d'une bouteille même les jours de grande soif. C'est en 1974, sur le plateau de Que la fête commence de l'ami Bertrand Tavernier avec l'ami Jean Rochefort mon complice équestre, que je suis devenu le connaisseur averti que vous confessez. L'action du film se situe sous la Régence, époque où le champagne s'est révélé. J'ai alors reçu des notions sur le terroir, les cépages, les méthodes d'élaboration, le champagne faisait partie de la distribution et l'on joue mieux si l'on connaît un peu…

J'achète le champagne, nature ou rosé, toujours en brut millésimé. J'ai quelques marques de prédilection, mais je n'hésite pas à essayer des cuvées nouvelles quand elles sont annoncées. Si elles me conviennent je les adopte, sinon je les liquide en carafe comme le Régent. Ah mais ! »