PASSION DES VINS

Margaux

Dès qu'il m'est demandé d'écrire à propos de Margaux, j'ai l'impression d'être le biographe attitré. Un tel sentiment est, tout comme le vin du cru, à la fois fort et tendre. Je reviendrai plus loin sur ces qualificatifs dans leur acception gustative. Pour l'instant, je retiens seulement la force et la tendresse que mes racines puisent dans le terroir de Margaux. C'est pour moi une permanente réalité physique. Au lieu de prétendre que je connais l'endroit sur le bout des doigts, je dirais que mon empreinte digitale représente assez bien le microfilm du cadastre viticole de l'appellation. Ainsi avoué, mon chauvinisme sera sans doute excusé, voire compris.

Margaux est, sans contredit, la plus complexe de toutes les AOC particulières de la péninsule médocaine. On a l'habitude de les appeler « communales » : Saint-Julien, Pauillac, Listrac, Moulis, Saint-Estèphe. Autrefois, sous l'Ancien Régime et jusqu'à la fin du siècle dernier, on disait « les paroisses ».

J'aime cette notion qui attache tel ou tel viticulteur à son clocher comme une chèvre au piquet plantée par son maître. Mais, ce qui se vérifie pour les appellations précitées, ne correspond pas à la géographie viticole de Margaux puisque cinq paroisses ont partie liée pour en définir les limites : Arsac, Cantenac, Labarde, Margaux et Soussans.

Le professeur René Pijassou de l'université de Bordeaux, a défini la morphologie de l'appellation Margaux par le vocable de « modèle en archipel ». Cette vision est pertinente. Elle colle au paysage pour peu qu'on le regarde d'un œil attentif à la moindre déclivité, attentif à la juxtaposition des nappes alluviales de cailloux quaternaires, attentif encore au réseau hydrographique et à quantité d'autres spécificités connues des paysans, c'est- à-dire de ceux qui habitent le pays. Au sens géographique, un pays se caractérise à travers son unité de relief, de géologie, de cours d'eau et de climat. Certaines appellations d'origine contrôlée ont une configuration topographique évidente au premier coup d'œil. D'autres relèvent davantage d'une discutable volonté politique ou administrative que d'une matérialité objective. J'en veux pour preuve la vaste région des « Graves », qui va de Langon à Bordeaux et qui s'arrête à la « jalle de Blanquefort », comme si c'était le terminus des beaux cailloux viticoles. Il fallait bien que le législateur utilise son crayon rouge quelque part ! Car il y a une incontestable continuité de nature de sols tout au long de la rive gauche de la Garonne et de l'estuaire de la Gironde. Au XVIIIème siècle, l'expression « vins des Graves » incluait ceux du Médoc. Il a fallu attendre 1953 pour que l'appellation Margaux soit homologuée par l'I.N.A.O. (Institut National des Appellations d'Origine). L'affaire n'était pas simple à partir du moment où plusieurs communes se trouvaient concernées. En attendant, le chef de gare de Margaux, commerçant en diable depuis les premiers jours de chemin de fer, ne se privait pas de tamponner les documents d'expédition de tous les vins qu'il chargeait sur les wagons, sans le moindre souci de leur provenance. Le destinataire était ravi de recevoir des fûts d'une aussi noble source ferroviaire qui fournissait ainsi une sorte de certificat d'origine.

Autant pour endiguer les abus que pour affirmer son identité, la région viticole de Margaux a été délimitée salon le principe de l’ascal : « la multitude qui ne se réduit pas à l'unité est confusion ». Tel qu'il existe aujourd'hui, le terroir de l'appellation couvre environ 1.200 hectares entre les mains de sept douzaines de producteurs. Margaux dénombre 21 crus classés en 1855 et présente la particularité singulière par rapport aux trois autres « glorieuses » du Médoc, de figurer à chacun des cinq degrés de la fameuse classification.

Dans sa première édition du « Bordeaux et ses vins », publiée en 1850 par Féret, Charles Cocks commente : « Margaux produit les vins les plus estimés du département. Ces vins, parvenus à leur degré de maturité, sont pourvus de beaucoup de finesse, d'une belle couleur, et d'un bouquet très suave qui embaume la bouche; ils sont généreux sans être capiteux ; ils raniment l'estomac en respectant la tête, en laissant l’haleine pure et la bouche fraîche » Et mon ami Alexis Lichine, disparu depuis peu, poursuivait : « A son apogée, le Margaux représente la quintessence du Médoc, caractérisée par une délicatesse et une finesse exceptionnelle, avec un arrière-goût persistant dont on dit souvent qu'il rappelle la violette. Ne nous étonnons pas si les connaisseurs considèrent le Margaux des meilleures années comme le plus fameux vin rouge du monde ».

Ces deux témoignages se complètent bien. J'en retiens d'abord que les vins de Margaux sont vraiment des vins d'exception dans les grands millésimes. Lorsque la surmaturité du raisin est au rendez-vous des vendanges, la plénitude et l'harmonie du Margaux sont inégalables. Cela signifie que l'ensemble des qualités fusionne dans un accord parfait. Il est dès lors difficile d'analyser et de décrire chacune de ces qualités prises isolément. Pourtant, semblable tentative a été entreprise lors d'une dégustation qui réunissait quelques cinquante palais parmi les plus expérimentés du monde et une cinquantaine de crus de Margaux. L'affaire se passait au château Lascombes le 15 avril 1988. Au lieu de noter chaque vin par un chiffre aussi scolaire que primaire, chacun des dégustateurs devait l'apprécier en utilisant un vocabulaire imparti contenant 150 mots. Chaque table comprenant dix dégustateurs, recevait une dizaine de crus du même millésime. A l'issue de la dégustation, chaque table devait désigner deux vins comme les plus représentatifs du « style Margaux », soit dix crus au total. Leurs descriptions types étaient alors cumulées sur un ordinateur spécialement programmé, de manière à faire ressortir les mots les plus souvent employés et à obtenir une synthèse objective. Voici quel en a été le résultat : « les vins de Margaux se caractérisent par une belle robe dense de nuance grenat foncé. Leur bouquet dégage souvent un parfum de bois neuf et des arômes où dominent la truffe, les fruits noirs (en particulier la mûre) avec des accents de vanille et de tabac. L'odeur de résine est aussi présente, accompagnée par la violette et le pruneau. Les vins de Margaux se révèlent particulièrement concentrés et apparaissent riches et généreux par leur intensité. Ils ont une structure complexe mais harmonieuse, et sont généralement bien mûrs et onctueux. Les vins de Margaux se remarquent par leur race, leur caractère affirmé et leur épanouissement. Ils ont une grande classe et beaucoup d'élégance. La persistance de leur goût est tout à fait notable ».

A ma connaissance, une telle description collégiale est unique en son genre. Pour moi, elle constitue un bon « portrait-robot » du vin de Margaux, si tant est que celui-ci traduise en quelques mots la complexité olfactive et gustative qui fait la richesse de notre terroir, complexité encore accrue par les subtiles variations géologiques et leurs microclimats d'un cru à l'autre, ainsi que les dosages de l'encépagement qui peuvent apporter plus que des nuances. Sur ce dernier point, ajoutons que la pluralité d'extraction végétale, entre les cabernets-sauvignon ou francs, les merlots, les petits verdots et parfois les malbecs, est un essentiel facteur d'harmonie. Ce serait par exemple une hérésie que de faire du Margaux à partir d'un cépage unique. On me demande souvent l'étymologie du nom de Margaux sur laquelle nous n'avons aucune certitude. L'hypothèse que je retiens est celle du nom gallo-romain de « Marojallia », qui fut l'une des villas du poète Ausone ou plus exactement des termes qu'il fréquentait. Ce toponyme a laissé plusieurs traces à travers certains lieux-dits du cadastre. De nos jours, la question m'est posée d'autant plus souvent que Margaux est devenu un prénom féminin à la mode, suivant en cela l'exemple de Margaux Hemingway. Son grand-père, l'illustre écrivain Ernest Hemingway, était un grand amateur de bons vins et plus particulièrement de château Margaux. C'est lui qui écrivait notamment : « je pris une bouteille de vin pour me tenir compagnie. C'était du château Margaux. C'était agréable de boire lentement, de déguster le vin et de la boire seul ». Là, je ne suis pas d'accord avec le chantre du combat solitaire de l'homme contre le monde qui l'entoure. Car un grand vin est avant tout un objet de partage… et un sujet de conversation !

Quoiqu'il en soit, Margaux Hemingway fut conçue, aux dires de son père Robert, médecin à New-York, après un excellent dîner en compagnie de son épouse, superbement arrosé de château Margaux. Le résultat n'est-il pas ravissant ? Plusieurs dizaines de petites Margaux sont nées depuis là en France et à l'étranger. C'est une bonne illustration de la gloire qui accompagne ce nom connu du monde entier. Et qui vérifie peut-être aussi une opinion assez largement répandue selon laquelle les Margaux sont des vins féminins. Pour autant, votre fils s'appelle-t-il Chambertin ?